La Mairie avait installé ce commerce d’un nouveau genre au milieu du village, dans une grande chapelle désacralisée éclairée par des fenêtres haut perchées. Pour y entrer un escalier de pierre menait à un petit parvis en demi-cercle qui donnait à l’entrée du bâtiment une sorte de solennité même si les trois marches faisaient grincer les genoux usés des clients chargés de leur cabas.
Aller à la Coopérative gardait ainsi un reste de rite sacré : une pénombre d’église, une voute qui réverbérait les sons et faisait tournoyer les odeurs, des marchandises étalées le long des murs comme des moines dans leurs stalles, tout concourait à transformer les achats en rituel.
Et comme c’était une coopérative locale s’ajoutait à cela un aspect de société secrète : les carottes étaient du père Lazare, les choux de chez Charlotte, le lait des Rebuffel, l’huile de Spéracèdes et le savon de Marseille.
Quand le couple qui administrait ce lieu avait reçu quelque nouvelle denrée, il en informait presqu’à voix basse les coopérateurs : « On m’a descendu des sanguins de Thorenc, profitez-en, ils sont rares cette année » ou bien « j’ai reçu des dattes d’Algérie, des Deglet Nour de Biskra, un vrai miel du désert ».
Ainsi sortait-on peu à peu des temps difficiles en coopérant et en partageant tandis qu’on commençait à entrevoir les temps « de consommation » qui allaient venir. Mais ce récit n’est pas seulement un souvenir d’enfance ou une poussée de nostalgie, il nous parle aussi pour aujourd’hui.
Dans des quartiers mal lotis, dans des villages reculés, des citoyens motivés créent avec des volontaires locaux des épiceries associatives, des coopératives de services, qui permettent à ce qui est essentiel d’arriver là au moindre coût. En faisant coopérer les usagers, ils peuvent choisir les produits qu’ils préfèrent, échanger des recettes et des coups de main, participer aux décisions sur le fonctionnement du magasin, moyennant une adhésion symbolique et une participation bénévole. Ces lieux n’ont pas toujours la beauté solennelle de la vieille chapelle de mon village, mais ils deviennent souvent très attrayants par l’imagination des coopérateurs et la chaleur des échanges.
Le maire de mon village, qui avait été très éprouvé par l’occupation et les combats, avait compris que, en donnant au plus grand nombre de citoyens le pouvoir d’agir concrètement sur leur sort, ils reprendraient leur vie en main après des jours difficiles. Et c’est toujours aussi vrai.
Michel Seyrat